COEUR SOMBRE – PARTIE 02
Il est deux heures du matin et le silence engloutit la pièce, seulement brisé par des hoquets étouffés et des reniflements discrets. Dans un coin de la chambre, Djamil recroquevillé sur lui‑même, semble brisé, son visage ravagé par une douleur inexprimable. Ses larmes coulent sans retenue, trempant le sol de sa luxueuse villa aux Almadies. À côté de lui, un petit cendrier en métal doré renversé laisse échapper la fumée d’un mégot encore fumant.
Soudain, Djamil se lève d’un bond et renverse le cendrier d’un coup de pied rageur. Un hurlement surprenant raisonne dans la pièce.
— Ya’Allah, pourquoi ? gémit‑il, la voix se brisant sous le poids de la culpabilité.
Il arrache ses vêtements un à un comme pour se débarrasser d’un fardeau invisible et entre dans la salle de bains. Il ouvre la chasse d’eau à plein débit. Les premiers jets glacés lui arrachent un cri strident, comme s’il tentait d’expulser sa douleur. L’eau froide s’abat sur lui mais il ne bouge pas. Au contraire il augmente le débit, laissant les larmes se mêler à l’eau, son corps tremblant sous l’assaut du froid et du remords.
Dix minutes plus tard, il accomplit ses grandes ablutions. Enroulant une serviette autour de la taille, il sort de la douche et entre dans le dressing. Il se sèche, enfile un sous‑vêtement et une djellaba blanche. De retour dans la chambre, ses yeux se posent sur un grand portrait accroché au mur de marbre face à son lit. Une femme magnifique au regard doux et perçant semble l’observer. Il la fixe longuement, les lèvres tremblantes murmurant des mots inaudibles.
— Je sais que je t’avais promis d’arrêter mais les revoir aujourd’hui fait remonter des souvenirs terribles ! Yaay, gni doumalenn meussa ball ! murmure‑t‑il, la voix brisée.
Il étale son tapis de prière et s’apprête à prier, il entend une voix lui parler, il stoppe son geste.
— Yangi ni togne Ya’Allah ba paré, ngani do ball diamou Ya’Allah yi, té nga fass yéné balou akh sa borom ? Djamil nékal nitt ! Tu viens de pécher et là tu t’apprêtes à demander pardon à ton seigneur alors que tu refuses de pardonner Djamil toi aussi, croit‑il entendre, les larmes redoublant.
Il se tourne à nouveau vers le portrait comme si la femme représentée pouvait entendre sa confession.
— Wakh ngaka déh Ya’Allah la togne, mom lay balou wayé gnima togne toroxal ma raye la yaw souma lenn balé li diagnenn rakhasso ma dieul nane donté diagnenn sakh kenn baxou fa askan bama bokk amoul kou ci bakh dou say yoss dou yossou kima guenn ci gagnom ! lance‑t‑il. Tu l’as dit, j’ai commis un péché et je demande à Allah de me pardonner mais je ne pardonnerai jamais à ces personnes qui t’ont fait du mal et qui t’ont regardé souffrir jusqu’à ta mort !
Sa voix, mélange de colère et de désespoir, résonne dans la pièce. Il se remet à prier, les larmes inondant le tapis, le corps secoué par des sanglots. Il implore le pardon d’Allah et jure que c’est la dernière fois qu’il touche à la cigarette et à la drogue à ces « saloperies » qui le rongent.
Ce n’est qu’à six heures, après la prière de l’aube, qu’il parvient à fermer les yeux, épuisé. Deux heures plus tard la lumière du soleil dakarois le tire de son sommeil agité. La routine reprend… une douche froide, un brossage de dents. Il ressort quelques minutes plus tard impeccable dans un costume‑cravate taillé sur mesure, prêt pour un rendez‑vous crucial avec ses partenaires. Alors qu’il s’apprête à quitter la pièce, il se souvient d’un détail. Il se retourne, attrape son parfum préféré, Joy de Jean Patou, s’en asperge puis saisit son attaché‑case posé sur le canapé.
Dans la cuisine, il croise sa femme de ménage en train de nettoyer. Son ton est sec, presque tranchant.
— Hier, vous avez laissé les fenêtres de ma chambre ouvertes, que cela ne se reproduise plus sinon vous serez virée !
— D’accord monsieur ! Je voulais juste aérer la pièce balbutie‑t‑elle, intimidée.
Il l’ignore et claque la porte derrière lui. Dans sa voiture il lance la sourate Al‑Waqi’a, comprenant leur sens il sent les larmes revenir, l’esprit replongeant dans les événements de la veille. Il se maudit en silence, essuie ses yeux d’un geste rapide et se concentre sur la route. Une demi‑heure plus tard, il se gare devant les locaux de son entreprise, un immeuble moderne en plein centre‑ville.
Il entre à grands pas, ignorant les employés qui tentent de le saluer. Son assistante Mademoiselle Faye l’intercepte la voix tremblante.
— Monsieur, les partenaires sont là depuis plus de trente minutes !
— Et ? rétorque‑t‑il le ton glacial.
— Ils commencent à s’impatienter et le représentant d’ArRahmane Bank n’arrête pas de rouspéter !
— Dites‑leur d’attendre ! Écoute Mademoiselle Faye je ne suis pas dans mon assiette alors ne me provoque pas du tout !
Khalifa est assis dans le bureau, tapant du pied, regardant sa montre avant de souffler, exaspéré par le retard de M. Diagne. Il se lève et sort sur la terrasse, il admire la vue de la corniche, il est au dixième étage d’un immeuble.
— Voulez‑vous une tasse de café monsieur ? demande l’assistante de M. Diagne l’air désolé.
— Non merci, répond Khalifa penaud.
— M. Diagne est déjà là, il vous rejoint dans quelques minutes !
— D’accord merci !
Khalifa s’installe et ouvre un magazine, l’article en couverture met en lumière Kalthoum Motors, un complexe automobile d’exception établi à Dakar et à Abuja depuis cinq ans parmi les plus prestigieux d’Afrique. À l’origine de ce succès, Moustapha Djamil Diagne, un ingénieur en mécanique automobile au parcours hors du commun.
— Où est ce M. Bathily ? entend‑il.
Khalifa surprend le ton avec lequel Moustapha parle à son assistante.
— Je suis là ! répond une voix.
Djamil ne répond pas et entre dans la salle de réunion. Khalifa le retrouve et le regarde attendant qu’il s’excuse et l’invite à s’asseoir.
— On n’a pas toute la journée hein ! dit Djamil d’un ton autoritaire.
— Je vous rappelle que c’est vous qui êtes venu en retard et ça fait plus d’une heure que je vous attends ! répond Khalifa.
— Je sais, j’avais des choses plus importantes à faire ! réplique Djamil.
— D’accord ! Merci de m’avoir fait perdre mon temps alors ! s’emporte Khalifa.
— Je dirai à votre père que vous êtes venu ici et que vous avez refusé de négocier avec moi ! menace Djamil.
— Je lui dirai que je ne négocie pas avec des personnes qui n’ont aucun respect envers les autres et qui se croient supérieures c’est mon droit n’est‑ce pas ? réplique Khalifa.
— Comment pouvez‑vous me parler comme ça ? Vous me connaissez ? s’énerve Djamil.
— Soyez qui vous voulez mais je ne vais pas vous laisser me manquer de respect ! conclut Khalifa.
Khalifa s’en va sans se retourner. Une fois dans sa voiture il remarque une dizaine d’appels manqués de sa sœur son téléphone était en mode silencieux. Il la rappelle.
— Allo sœurette désolé j’étais à un rendez‑vous je viens de voir tes appels, tu as besoin de quelque chose ? Dit‑il.
Au bout du fil il entend un sanglot. Son cœur se serre.
— Qu’est‑ce qu’il y a, Amina ? s’écrie‑t‑il presque sentant son cœur se déchirer.
— Khalifa, Khassim ! répond‑elle entre deux sanglots.
— Qu’est‑ce qu’il a, Khassim ? Il lui est arrivé quelque chose ? Demande‑t‑il.
Sa sœur pleure quelques secondes puis se ressaisit.
— Khassim n’est pas celui qu’il prétend, il m’a trompée depuis le début, il n’en a rien à faire de moi !
— Comment ça ? demande Khalifa.
— Je l’ai appelé tout à l’heure et je ne sais pas comment il a décroché sans s’en rendre compte mais je l’ai entendu dire à une fille sa copine je crois, qu’il n’a rien à faire de moi et que seul mon statut et le rang de ma famille l’intéressent, qu’il ne m’aime pas et que je ne suis pas une femme pour lui ! Comment a‑t‑il pu me faire ça ? Je l’ai aimé de tout mon cœur, il m’a toujours montré qu’il tenait à moi, il m’a toujours respectée alors que pendant tout ce temps il se foutait de moi ! Khalifa comment vais‑je faire maintenant ? Comment dire à papa et maman que je ne veux plus de ce mariage ? Je risque de leur faire une honte monumentale !
Khalifa est dans tous ses états, il tape sur le volant pendant que sa sœur lui explique ce que son fiancé lui a fait.
— Amina, je vais personnellement m’occuper de ce con ! Il n’y aura pas de mariage, ça c’est moi qui te le dis ! Appelle papa et maman, explique‑leur ce qui s’est passé, ils seront avec toi, tu le sais, ils ne te laisseront pas te marier avec cet imbécile après ce que tu viens de découvrir !
— Khaf, ne t’attire pas de problèmes s’il te plaît, implore Amina.
— Tu es où en ce moment ? Esquive‑t‑il.
— Je suis à la plage, je ne sais pas quoi faire, maman, papa et Nafissa ne cessent de m’appeler et je ne peux parler qu’avec toi maintenant !
— S’il te plaît rentre à la maison ! ordonne Khalifa.
— Je ne peux pas, je ne supporterai pas de voir papa et maman aussi tristes que moi ! Répond Amina.
— Alors va chez mamie s’il te plaît. Je ne veux pas que tu fasses une bêtise !
— Ne t’inquiète pas je veux juste pleurer un bon coup puis je passerai à autre chose. Si Dieu a voulu que je découvre la vérité avant que le mariage soit scellé c’est pour m’épargner la douleur de la découvrir plus tard. Je dois rendre grâce au Tout‑Puissant même si j’ai terriblement mal, dit‑elle avant de sangloter.
— Tu as raison ! Sache qu’on ne te laissera pas une seconde dépérir, nous sommes là pour toi ! Assure Khalifa.
— Je vais chez mamie ! Conclut Amina.
— Ça me rassure ! Je t’aime sœurette et je serai toujours là pour toi !
— Je t’aime aussi, Khaf !
Khalifa démarre en trombe. Quelques minutes plus tard il est déjà chez Khassim, le fiancé d’Amina. Il appuie plusieurs fois sur la sonnette.
— Wa bane badola moy sonner ni ? Qui ose sonner comme ça ? Entend‑il.
Khassim ouvre la porte prêt à en découdre avec le visiteur mais il s’arrête lorsqu’il voit Khalifa. Celui‑ci ne lui laisse pas le temps de parler, son poing atterrit sur son visage et il le fait tomber au sol.
— Lane la, lou xew ? Que se passe‑t‑il ? crie une femme en courant vers Khassim.
Khalifa ne la laisse pas approcher Khassim, il le relève et lui assène encore d’autres coups, les uns plus forts que les autres. La femme recule comprenant la situation.
— Si je te vois t’approcher de ma sœur ou de ma famille je te tue ! Ça c’est juste un avertissement ! Tu peux aussi oublier le mariage pauvre con ! Hurle Khalifa.
Le pauvre Khassim ne peut plus se lever, sa copine finit par l’aider à se redresser.
— Sors d’ici ! Crie Khassim.
— Khassim ! S’exclame la femme surprise.
— Mani nga guenn fi ! Dégage j’ai dit ! répond Khalifa.
— Mo ya kham ! Répond la femme interloquée. Comme tu veux en tout cas il ne t’a pas épargné !