Entre feu passion – Partie 03
Rachid tente d’expliquer aux gendarmes ce qui se passe mais les mots se coincent dans sa gorge. Il a l’impression d’étouffer, son regard se perd dans le vide tandis que ses mains tremblent encore sur le volant qu’il refuse de lâcher.
— Ah, encore une prostituée ? lâche l’un des gendarmes avec un haussement d’épaules.
— Toujours les mêmes, renchérit son collègue. Monsieur, rentrez chez vous, il n’y a pas eu d’infraction. Elle était ivre et s’est sûrement jetée sur votre voiture pour vous attirer dans ses filets, ces filles-là connaissent la combine. Heureusement qu’il y avait des témoins, sinon vous auriez eu des ennuis !
Rachid sent la colère lui monter au visage, comment peuvent-ils parler d’une vie humaine avec autant de mépris ? Il détourne les yeux sans répondre, s’éloigne, compose le numéro de la clinique, sa voix tremble, haletante.
Les secours ne sont toujours pas là, le médecin de garde comprend aussitôt la gravité de la situation et alerte les ambulanciers, puis les rejoint dans le parking. Quelques minutes plus tard, les gyrophares percent la nuit, rouge et bleu sur le bitume encore humide.
Les ambulanciers se précipitent, le médecin s’agenouille à côté du corps de la jeune femme. Sa robe déchirée colle à sa peau, ses cheveux emmêlés masquent la moitié de son visage. Une jambe tordue sous elle, un filet de sang au coin de la bouche.
— Vite, on la perd ! crie le médecin, la voix sèche, autoritaire.
Rachid suit l’ambulance comme un automate, le regard fixé sur les feux clignotants. Son cœur bat à tout rompre, il se demande encore pourquoi il n’a pas freiné, pourquoi cette fille à cet instant précis. Il revoit son visage, beau presque angélique avant que tout ne bascule.
À la clinique, tout s’enchaîne trop vite. Les infirmiers courent, les portes claquent, les mots se perdent dans un brouhaha qu’il n’entend même plus. Il veut entrer mais le médecin l’arrête.
— Restez ici, M. Bathily. Nous allons nous occuper d’elle !
Il s’assoit sur le banc du couloir, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Il ferme les yeux, respire difficilement. La culpabilité le ronge.
Puis à travers le silence, il entend l’appel du muezzin. Il est six heures passées, il se lève lentement, quitte la clinique, marche droit vers la mosquée, chaque pas pèse des tonnes.
Il s’incline, frony au sol et murmure…Ya Allah, sauve-la ! Ne me laisse pas porter son sang sur mes mains !
Après la prière du Fajr, il reste encore un moment avec les fidèles, récitant son lazim d’une voix basse puis retourne à la clinique, le cœur battant.
Dr Diagne l’attend à l’accueil, l’air grave.
— Justement, je vous cherchais, M. Bathily, venez dans mon bureau, s’il vous plait !
Rachid s’exécute, la gorge sèche.
— Docteur, je vous en supplie… sauvez cette fille, je ne veux pas avoir sa mort sur la conscience !
Le médecin s’adosse à son siège, le fixe avec une compassion maîtrisée.
— Nous faisons tout ce qui est possible mais maintenant, sa guérison est entre les mains de Dieu !
Il marque une pause, baisse la voix.
— Nous l’avons placée sous coma artificiel, elle faisait une hémorragie cérébrale, sa tête a violemment heurté le goudron. Pour l’instant, pas besoin d’intervention mais elle restera vingt-quatre heures en observation. Si le sang ne se propage pas, elle a toutes ses chances In Shaa Allah !
— J’espère qu’elle ne gardera pas de séquelles…
— C’est possible comme il est possible qu’elle se réveille tout à fait normalement, tout dépendra de ce que Dieu décide !
Rachid soupire longuement, les yeux brillants.
— Sauvez-la, docteur ! Sauvez cette fille, je vous en prie !
— In shaa Allah. Allez vous reposer, je vous tiendrai informé !
Il hoche la tête, se lève péniblement, quitte la clinique. Le soleil s’élève à peine sur la ville, éclaboussant de lumière les rues encore désertes. Il s’arrête sur le trottoir, lève les yeux vers le ciel.
— Qu’Allah la protège, murmure-t-il.
De retour chez lui, il avale un comprimé pour calmer sa migraine mais son esprit tourne en boucle. Chaque fois qu’il ferme les yeux, il revoit la même scène, la jeune fille au milieu de la route, la danse absurde, la lumière des phares, le cri étouffé. Il se tourne, se retourne, incapable de dormir. Le sommeil ce soir, n’est qu’un piège où tout recommence.
Rachid dort mal, il se tourne, se retourne, incapable d’apaiser son esprit. La scène de l’accident tourne en boucle dans sa tête. Soudain, tout devient flou, un voile blanc se pose sur ses paupières. Il se retrouve au milieu de la route, celle de l’accident. La jeune fille est toujours couchée sur le goudron, inerte. Il s’avance, tremblant, le souffle court.
Un vieil homme apparaît soudain, sorti de nulle part, vêtu de blanc. Sa barbe est argentée, son regard profond, presque céleste. Il s’approche lentement et lui tient fermement le poignet.
— Qui êtes-vous ? demande Rachid, surpris.
— Je veux juste que tu sauves cette fille !
— Je l’ai déjà amenée à l’hôpital ! Que voulez-vous de plus ? Je ne peux rien faire d’autre…
— Si… montre-lui le chemin de la vérité. Sauve-la !
— Mais comment pourrais-je la sauver alors que je ne la connais même pas ?
— Ne la laisse pas partir et garde-la ! Garde-la et montre-lui la voie ! insiste le vieil homme en posant cette fois sa main sur l’épaule de Rachid.
— Mais comment pourrais-je la sauver ? répète Rachid, perdu.
— Qur’an wa Sunnati ! Le Coran et la Sunnah ! Elle n’est pas mauvaise, Salma… elle est juste perdue. Promets-moi de ne pas la lâcher !
Rachid fixe l’homme, incapable de bouger, la gorge serrée.
— Je vous le promets, murmure-t-il.
Le vieil homme sourit, puis recule lentement avant de disparaître dans la lumière. Rachid se réveille en sursaut, trempé de sueur, haletant, comme s’il revenait d’un autre monde. Le bruit de son cœur emplit la pièce, il reste là un moment, incapable de distinguer le rêve de la réalité, son cœur cogne dans sa poitrine.
Il se lève d’un bond, ouvre la baie vitrée et respire l’air lourd du matin. Le ciel est encore pâle, la ville silencieuse. Le rêve l’a bouleversé, les paroles du vieil homme résonnent dans sa tête comme une prière… “Qur’an wa Sunnati… Ne la lâche pas.”
Il passe sous la douche froide, tente d’apaiser le tremblement de ses mains puis enfile une chemise claire. Dans la cuisine, il se prépare un café fort, sans sucre. Son portable à la main, il compose le numéro de son ami Khalifa, l’Imam.
— Bissimillah ! fait Khalifa en décrochant, la voix encore posée.
— Assalamou ‘Aleykum, Imam.
— Wa Aleykum Salam, Bathily. Et la famille ?
— Tout le monde va bien, Alhamdoulillah. Et la tienne ?
— Sante ya Allah aussi ! Il marque une pause. Mba diam ? Tu as l’air préoccupé, Rachid.
— J’ai heurté une jeune femme ce matin… Sa voix tremble légèrement. Elle est dans un état critique.
— Ah… c’est l’accident que j’ai vu ce matin en rêve ?
— Comment ça ? Il inspire profondément. Bref, cette nuit, j’ai rêvé d’un vieil homme en blanc qui me demandait de sauver la fille. Quand je lui ai demandé comment, il m’a répondu “Qur’an wa Sunnati.” Je ne comprends pas ce qu’il voulait dire, Imam…
— Tu le sauras, In Shaa Allah. La voix de Khalifa est calme, rassurante. Mais pour l’instant, retourne à l’hôpital, sauve cette fille ! Je vais t’envoyer des Dou’as à réciter pour elle et prends une petite radio ou ton portable, mets-lui un récital du Saint Coran, ça l’aidera à se réveiller plus vite !
— Imam… tu la connais ?
— Non, je ne la connais pas mais fais ce qu’on te demande, je t’expliquerai plus tard, In Shaa Allah !
— J’avoue que j’ai peur, Imam…
— N’aie aucune crainte, Bathily ! May sa serigne, je suis ton guide !
— D’accord… je t’appelle plus tard alors !
Il raccroche encore ébranlé, ses mains tremblent en rangeant le portable dans sa poche. Sans réfléchir davantage, il prend ses clés et quitte la maison.
Une heure plus tard, il pousse la porte de la clinique. L’odeur du désinfectant et du sang séché l’agresse aussitôt. Salma est toujours dans la même chambre, immobile, le visage pâle, les paupières closes.
Rachid réussit à convaincre le médecin de le laisser entrer.
— Vous avez dix minutes, M. Bathily. Pas plus, dit le docteur avant de s’éloigner.
Rachid s’avance, il découvre enfin son visage. Un silence s’abat dans la pièce, son souffle se suspend, elle est belle, si belle que son cœur se serre douloureusement. Trois points de suture barrent son arcade sourcilière droite, sa jambe gauche est plâtrée mais elle dégage une douceur presque irréelle. Il tire une chaise, s’assoit près d’elle, baisse la tête.
— Réveillez-vous, jeune fille ! Réveillez-vous, s’il vous plaît… Sa voix se brise.
Il ouvre son téléphone, lit les Dou’as que lui a envoyées Khalifa et commence à réciter doucement. Sa voix se fait prière, sa respiration se cale sur les mots saints. Il ne voit pas, d’abord, les doigts de Salma bouger très légèrement.
Puis les machines s’agitent, des bips saccadés, des tremblements. Rachid relève la tête, son cœur s’arrête, des larmes glissent sur les joues de la jeune fille avant qu’il n’ait le temps de comprendre, les alarmes s’emballent, les infirmiers accourent.
— Docteur ! On la perd ! hurle une infirmière.
On le pousse, on lui intime de sortir. Il reste là, dans le couloir, vidé, le front entre les mains.
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ? murmure-t-il, tremblant.
Il sort son portable de sa poche et compose de nouveau le numéro de Khalifa.
— C’était quoi cette Dou’a que tu m’as donnée ? Elle a piqué une crise quelques minutes après que j’ai commencé ! s’emporte-t-il, la voix tendue.
Imam l’écoute calmement sans le couper.
— C’était prévisible, Rachid. Son cœur est en train de se purifier, elle va s’en sortir, In Shaa Allah !
— Elle fait une crise cardiaque et tu me dis que son cœur se purifie ? Tu sais ce que veut dire une crise cardiaque ? hurle-t-il cette fois.
— Rachid, calme-toi et écoute-moi. Quand je t’ai demandé de lui réciter cette Dou’a, c’était pour qu’elle réagisse. C’est normal qu’elle ait fait une crise et détrompe-toi, ce n’est pas une crise cardiaque !
— Elle pleurait aussi, Imam…
— Son cœur se purifie, Rachid. C’est bon pour aujourd’hui, tu continueras les prières demain, In Shaa Allah mais n’oublie pas de laisser un récital du Coran dans la salle avant de partir !
— D’accord, Imam. Je suis déboussolé en ce moment…
— Je comprends, cher ami mais remets tout entre les mains de Dieu, ça ira, In Shaa Allah !
— Merci Imam. À plus tard, In Shaa Allah !
Incapable de se calmer, Rachid fait les cent pas, priant très fort pour Salma. La réceptionniste vient le voir et lui donne le sac de la patiente.
— M. Bathily, dit-elle en le regardant. Voici le sac de la jeune fille ! J’ai essayé d’appeler sa famille mais le portable est bloqué. Je te donne ses affaires, ajoute-t-elle, tout sourire.
— Merci ! Réussit-il à dire, sans la regarder.
Déçue, la jeune femme fait un « tchip » fort et s’en va en râlant. Rachid regarde le portable de Salma et voit une photo d’elle sur l’écran. Il sourit malgré lui, elle est belle ! Pense-t-il à voix basse.
Il entend des pas, se retourne et voit les médecins sortir de la réanimation.
— Docteur ?
— Elle va bien ! Elle a fait un arrêt cardiaque mais elle est maintenant hors de danger, explique le docteur.
— Alhamdoulillah ! Puis-je mettre cette radio dans la salle ? Demande-t-il.
— Oui mais ne reste pas dans la salle, elle doit se reposer !
— Je vais juste poser la radio près de son oreiller ! Assure-t-il.
Il entre dans la pièce et trouve Salma stable. Il la regarde encore et encore, fasciné par sa beauté.
— Elle a l’air si gentille. Je me demande ce qui se passera quand elle ouvrira les yeux, murmure-t-il avant de poser la radio et de sortir sans attendre.
La voiture de Rachid se gare devant la maison de ses parents. Il trouve sa mère, Ma’Amy, vêtue d’un grand boubou blanc, assise sur son tapis de prière !
— Wa néné touti (Mon petit) ! Je ne t’ai pas vu de la journée et je ne t’ai pas entendu. Et qu’est-ce que ce visage, mon bébé ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Yaye (Maman), j’ai frappé une jeune fille en revenant…
— Heurté wou lane ? Elle est morte ? Crie Ma’Amy, choquée.
— Non, Maman, elle est toujours à l’hôpital, mais son état est très grave !
— Ayooo ! Mais khana (vraiment) tu ne l’avais pas vue ?
— Je l’ai vue, Maman, mais c’était trop tard. Elle dansait au milieu de la route. J’ai cru que c’était un Djinn parce qu’une personne normale ne danse pas au milieu de la route, surtout à 5 heures du matin mais je m’étais trompé, c’est une vraie personne !
— Mais que faisait-elle au milieu de la route à cette heure ?
— Elle était ivre, Man (Maman) !
— Ayway !
— En plus, elle est très jeune Man, elle a 21 ans, l’âge de Rabia !
— Ndeysane (Dommage). J’imagine la peine de ses parents, tu les as appelés ?
— Non, son portable est bloqué…
Le portable de Salma vibre dans la poche de Rachid. Il le sort et voit un appel de Raky, il décroche.
— Salma, tu es où ? Tu as passé la nuit avec Cyril ? C’était comment ? Dit-elle très vite, sans le laisser parler.
— Hum, excusez-moi mais la personne que tu appelles a eu un accident ce matin. Elle va bien mais elle est à l’hôpital, pourriez-vous…
L’interlocutrice raccroche.
— Elle a raccroché ? Demande Ma’Amy.
— Oui…
— Elle est sous le choc, elle rappellera peut-être !
— Espérons !
— Dis-moi, tu as mangé néné touti ?
— Non Man, je n’y ai même pas pensé !
— Khaliya, Khaliya !
Khaliya arrive une minute après, très souriante.
— Rachidou, ça va ? Dit-elle en saluant son frère.
— Khaliya, ça va et toi ?
— Hum, ça n’a pas l’air d’aller !
— Khaliya s’il te plaît, prépare à manger pour ton frère. Chérie, il y a du «lakh neuteuri » (bouillie de mil) et de la salade chinoise.
— Du sucré s’il te plaît, et pas trop !
— Takk diabar nga wara def ! Tu devrais te marier et arrêter de nous embêter, Rachid !
— Hé ! Fais ce qu’on te demande et laisse ton frère tranquille ! Gronde Ma’Amy.
— Laisse-la Maman, on se connaît !
Khaliya revient avec le plateau de dîner, elle le pose et s’assoit à côté.
— Rach, ma copine Ndella est folle de toi depuis qu’elle t’a vu au bureau, raconte Khaliya.
— C’est qui ? Je ne la connais pas ! Répond Rachid, en mangeant.
— Si Rach, tu l’as même saluée !
— J’ai oublié !
— Kay ma may lako ! Elle est très belle !
— Non, je ne suis pas intéressé ! Dit-il, sans hésiter.
— Danga niak kersa nak (Tu manques de savoir-vivre, alors) ! Râle sa sœur en quittant le salon.
Rachid rentre chez lui une heure plus tard, il appelle de nouveau la clinique mais Salma est toujours inconsciente, il passe le reste de la nuit à prier.