Entre Feu et Passion – Partie 01
L’odeur douce et entêtante de l’encens enveloppe le salon principal, flottant dans l’air comme un souffle sacré. Clé en main, Rachid traverse la pièce et se dirige vers sa mère, lovée dans le canapé, le portable posé négligemment sur ses genoux. Il s’agenouille doucement devant elle, sentant la chaleur de sa présence, et pose sur son front un baiser tendre, chargé d’affection et de respect.
— T’ai-je déjà dit que tu es la première merveille du monde ? murmure-t-il, prenant sa main et y déposant un autre baiser.
— Tu me le dis tous les jours cher fils mais à chaque fois c’est comme si je l’entendais pour la première fois ! Comment vas-tu ? répond maman Amy, posant ses mains sur son visage.
— Fatigué, man… Papa ne me laisse jamais souffler depuis que je suis rentré. Je dois retourner au boulot plus tard, il me fait travailler même les week-ends ! dit-il, sourire accroché malgré l’épuisement.
— Ton père a raison nak Abdoul, tu es son héritier et il doit se reposer. Il a consacré sa vie au travail, aujourd’hui qu’il vous a, vous, il mérite une retraite paisible. Abdoul, ton père compte sur toi et tes sœurs, Ar-Rahmane est votre patrimoine, vous devez le hisser encore plus haut. Compris ?
— Oui, man ! In Shaa Allah, je ne vous décevrai pas !
— In Shaa Allah, tawou yayam, je te fais confiance mais tu devrais aussi penser à trouver une femme mon fils, diot déh!
— Hi maman, je gère ça moi-même, vos histoires de cousins et cousines ne me concernent pas. Je choisirai ma perle et quand je la rencontrerai, In Shaa Allah, je l’épouserai ! répond Abdoul, catégorique.
— Et je te soutiens à 100 % ! ajoute Muhammad Bathily en rejoignant le salon avec un invité.
— Khalifa ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne m’avais pas prévenu ? demande Rachid, surpris.
— Tu as oublié que la journée de prières de tes grands-parents c’est demain ? répond Muhammad en embrassant sa femme.
— J’avais complètement oublié ! Bienvenue, Imam ! Comment allez-vous ? Et la famille ?
— Sante Ya’Allah Tabaraka wa Ta’ala ! Tout le monde va bien, Alhamdoulillah ! répond Imam avant de saluer maman Amy.
— Nakh Ya’Allah, sakh Imam ! Ton ami refuse de se marier malgré son âge. Je lui ai proposé de se rendre à Nouakchott chez ses cousines pour y trouver une épouse mais il refuse. C’est normal ?
— Maman, il vaut mieux le laisser faire son choix. Vous connaissez votre fils mieux que moi, il n’est pas facile à vivre, seule une femme capable de comprendre son âme pourrait rester avec lui. Le lit conjugal n’est fait que pour deux personnes dont l’amour est sincère devant Allah, c’est ce lien qui rend la vie à deux possible. La vie conjugale est complexe, deux personnes de caractères et d’éducation différentes doivent vivre ensemble sous le même toit, sur le même lit. Comment gérer les conflits sans amour et miséricorde ? Ma wada, wa Rahma disait notre Prophète Salaalah ‘Aleyhi wa Salam… comment pourraient-ils se tolérer sans cette miséricorde ? Yeurmandé ngi eup ci djiguén bou beugeu… La miséricorde est plus fréquente chez la femme amoureuse. Voulez-vous priver votre fils de cette miséricorde ? Le mariage est une adoration sacrée et seules deux personnes qui s’aiment devant Allah peuvent l’accomplir parfaitement. Il fera le bon choix, je vous l’assure !
— J’espère que cette fois tu vas écouter Imam et arrêter de mettre la pression sur ce jeune homme ! s’exclame Muhammad, satisfait.
— Merci, Imam ! J’ai encore tes conseils en tête ! répond Rachid en se tournant vers sa mère. Je veux une femme qui me fera perdre la tête, murmure-t-il pour que son père ne l’entende pas.
— Waw, deugue la goor souy takk… day takk kouko matt seytané ! laisse échapper Ma Amy, sourire aux lèvres.
Papa Muhammad sourit malicieusement à son épouse, qui lui répond par un clin d’œil provocateur.
Rachid, remarquant la conversation silencieuse de ses parents, se lève et entraîne Khalifa avec lui.
— On a des choses à régler ! dit-il en sortant.
Muhammad est le fondateur de la banque Ar-Rahmane, aujourd’hui dirigée par son fils Rachid Bathily. Issu d’une famille modeste, il apprend le Coran dès son plus jeune âge auprès de son père, Abdoullah Rachid. À seulement sept ans, il mémorise déjà la moitié du Livre Saint avec une discipline et une rigueur qui surprennent tous les membres de sa famille.
Un peu plus tard, il rejoint l’école française. Âgé de plusieurs années par rapport à ses camarades, il rattrape rapidement son retard, brillant par son intelligence et sa détermination. Excellent élève, il gravite les échelons avec une rapidité impressionnante et obtient le baccalauréat avec mention, haut la main. Primé parmi les meilleurs élèves du pays, il décroche une bourse pour poursuivre ses études en Égypte.
À l’Institut islamique Al-Azhar, il se spécialise en finance islamique. Il enchaîne plusieurs stages dans les plus grandes banques et obtient finalement son doctorat, faisant de lui un expert reconnu dans son domaine.
Quelques années plus tard, Muhammad décide de rentrer au pays pour investir. À trente ans, il fonde Ar-Rahmane, le succès est fulgurant, le jeune homme, autrefois issu d’un milieu modeste, devient un homme d’affaires puissant, respecté dans tout le pays et au-delà de ses frontières. Des clients viennent du monde entier, désireux d’éviter l’usure que leur imposent les banques classiques. Ar-Rahmane leur propose un service unique, épargner et emprunter sans aucun intérêt dans le respect strict de la finance islamique.
Muhammad s’inspire pleinement des enseignements sacrés « Ô vous qui croyez, craignez Dieu ! Et renoncez au reliquat de l’intérêt usuraire, si vous êtes croyants. Si vous ne le faites pas, attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de Son Envoyé. Tandis que si vous vous repentez, votre capital vous restera : vous ne léserez pas et vous ne serez pas lésés » (2.278-279). Ces principes guident chaque décision, chaque investissement, chaque interaction. Sa réussite est autant matérielle que morale car il bâtit une banque où l’éthique et la foi dictent les règles.
…
Muhammad décide d’inviter ses partenaires à déjeuner. Son assistante lui recommande un petit restaurant en centre-ville « Chez Amina ». Le lieu est discret et élégant, baigné par la lumière douce du matin. Des fleurs fraîches parfument l’air et des notes de musique légère flottent entre les tables.
À leur arrivée, une jeune femme s’avance avec assurance. Sa petite robe couleur crème épouse délicatement ses formes. Ses sandales rouges claquent sur le carrelage et à chaque pas, le tintement des bijoux à sa cheville attire l’attention. Elle dégage un mélange de confiance et de mystère qui fige Muhammad sur place.
— Bonjour messieurs, j’espère que vous vous êtes bien régalés ? dit-elle, la voix claire, posée, légèrement moqueuse.
Muhammad, bouche entrouverte, la dévisage, le regard de cette femme est direct presque ensorcelant.
— M. Bathily, Amina pour vous servir. Je suis la propriétaire du restaurant ! lance-t-elle en tendant sa main.
— En-chan-té, Mme… euh… désolé, je ne peux pas vous donner ma main, bafouille-t-il, fasciné. Les mets étaient succulents, nous nous sommes vraiment régalés.
Le lendemain, Muhammad revient seul. Son regard cherche instinctivement Amina. Lorsqu’elle s’approche, il l’invite à s’asseoir à sa table.
— Vous êtes mariée ? demande-t-il, direct, sans détour.
Amina arque un sourcil. Son visage exprime amusement et défi
— En quoi cela vous regarde ?
Muhammad sourit, cette femme, fière et intrépide, l’intrigue. Il décide de prendre le risque.
— Vous avez un regard ensorcelant, je n’arrête pas de penser à vous depuis hier !
— Et vous, toujours le même refrain… Oui, je suis belle mais je ne suis pas idiote ! Vous voulez coucher avec moi ? Et puis… j’ai cru comprendre que vous étiez de “Al-Qaïda”. Alors, vous avez une bombe quelque part ou quoi ? réplique-t-elle, impassible.
Muhammad éclate de rire, sa franchise et son audace lui plaisent.
— Je ne savais pas que refuser de serrer la main à une femme faisait de moi un terroriste… Enfin bref, voulez-vous m’épouser ?
Amina éclate de rire, incapable de se contenir.
— Yaw danga ma yap déh ! Tu te moques de moi ! Avant de demander en mariage, présente-toi au moins ! Monsieur Bathily, vous êtes tout sauf romantique !
Malgré ce refus théâtral, Muhammad ne perd pas confiance. Il voit au-delà des mots, une femme indépendante, passionnée, intelligente. Il persiste, les semaines suivantes, ils se découvrent, échangent des rires et des confidences, se provoquent et se défient dans un jeu de séduction subtil et excitant.
Un mois plus tard, Muhammad réussit à conquérir son cœur, le mariage se fait rapidement. Une semaine après, ils s’envolent pour le Caire, laissant la banque à leurs associés. La lune de miel devient une période suspendue, où ils apprennent à se connaître, à s’adapter l’un à l’autre, et à goûter aux premiers élans du vrai amour.
Un an plus tard, naît leur premier enfant, Abdoullah Rachid, le portrait craché de son père. Trois ans plus tard, Soumaya voit le jour, future directrice des ressources humaines. Khaliya, chargée de communication, suit ensuite, puis Rabia, la petite dernière, étudiante aux États-Unis.
Maman Amy se dévoue entièrement à l’éducation des enfants, veillant à ce qu’ils suivent la voie tracée par leur père. Abdoul Rachid hérite des traits et du caractère de Muhammad… charme, autorité mais aussi arrogance, impulsivité et un certain narcissisme. Sa mère, parfois inquiète, murmure que son fils réunit tous les mauvais caractères du monde… et elle n’exagère pas vraiment.
…
Plus tôt dans le confort du salon, Abdoul discute avec Khalifa, son meilleur ami et confident. L’air est détendu mais les sourcils de Rachid restent froncés.
— Ouf, tu m’as sauvé des griffes de maman ! dit-il en s’asseyant sur le canapé du jardin, invitant Khalifa à le rejoindre.
— Je t’avoue qu’elle a raison mais pour ton caractère… seule une Ouroul ‘Ayni pourrait te supporter ! lance Khalifa, taquin.
— Merci hein ! réplique Rachid, vexé.
— Tu es invivable Abdoul, invivable ! s’exclame Khalifa. Nékho deukeul nak nanou ko wakh té doundou !
— Je l’admets, parfois je suis incontrôlable mais tu sais très bien que c’est parce qu’on m’a cherché !
Le téléphone de Rachid vibre, il l’ouvre et tombe sur un message qu’il aurait voulu ne jamais voir. Ses yeux s’écarquillent, la colère monte, brûlante.
— Cette femme… je vais la tuer un jour ! hurle-t-il, se levant brutalement.
— Qui ça ? demande Khalifa, surpris.
— Asta ! Elle n’arrête pas de m’envoyer des photos d’elle, nues ! Je deviens fou à force de les voir alors qu’elle ne m’attire même pas. Mon Dieu, sait-elle qu’elle me dégoûte ?
— Pourquoi ne la bloques-tu pas ?
— J’ai tout essayé, Khalifa… mais rien n’y fait ! Je l’ai menacée de publier les photos, elle sait que je ne le ferai jamais. La dernière fois, je l’ai trouvée en train de verser du safara dans mon bureau…
— Dala khamoul rek ! Elle ne te connaît pas ! Fallait lui dire qu’elle ne se fatigue pour rien !
— Je lui ai dit mais rien ne peut l’arrêter. S’il ne restait qu’elle comme femme dans le monde, je mourrais puceau !
— Tu ne mourras pas puceau, rassure-toi. Tu trouveras chaussure à ton pied !
— Je commence à désespérer, je n’ai pas encore trouvé celle qui fera battre mon cœur à en sortir de ma cage thoracique. Celle qui me rendra fou d’un seul regard et me fera courir Dakar-Gaya en une heure !
— Tu la trouveras… mais elle ne sera pas comme tu l’attends !
— Qu’importe… na done nitt rek ! Le reste, je m’en occupe, In Shaa Allah !
— En tout cas, son prénom commencera par un H ! lâche Khalifa, avec un sourire complice.
— Hein… H… Hannah ?
— Non !
— Haby ?
— Non !
— Halima ?
— Non. Elle aura deux surnoms !
— Mais… ?
— C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Et toi, où en es-tu avec les livres que je t’avais donnés ? demande Khalifa, un sourire malicieux aux lèvres.
— Tu veux vraiment savoir ? répond Rachid en secouant la tête. J’ai lu le premier… et très sérieusement, j’ai dû jeûner toute une semaine juste pour me calmer ! Avoue-t-il, mi-amusé, mi-gêné.
— Bien, alors ! réplique Khalifa, les yeux pétillants. Dans la religion, il n’y a pas de tabou. Tout s’apprend… même comment aimer sa femme de manière juste et sincère !
— J’avoue que c’était… très intéressant, souffle Rachid
Khalifa lui pose une main sur l’épaule et ajoute avec sérieux mais complicité :
— N’oublie jamais, nak… djiguenn mo mom mokk pothie wayé gorr mo mom diongué ! La douceur est un don de la femme et la séduction revient à l’homme !
Rachid serre la main de son ami avec un sourire :
— J’ai bien compris, Khalifa… Merci !
Un silence complice s’installe, chargé de conseils, d’expérience et de cette amitié qui dépasse les simples mots. Dans ce geste, dans ce regard, Rachid sent tout le poids et la valeur des enseignements de Khalifa… la maîtrise, le respect et l’art de construire une relation où l’amour et la foi vont de pair.
Le week-end suivant, Rachid passe la nuit entière au bureau, englouti par les dossiers et les décisions à prendre. À cinq heures du matin, ses paupières lourdes et son corps épuisé, il décide enfin de rentrer se reposer. La route défile sous ses yeux, la voiture filant à vive allure. La radio diffuse un récital apaisant de l’Imam Matrood, mais ses mots se perdent dans le brouhaha de ses pensées fatiguées.
Soudain, une silhouette surgit, comme sortie de nulle part. Une jeune femme danse au milieu de la route, fragile et lumineuse sous la lueur des lampadaires. Rachid freine brusquement, le cœur bondissant, mais le choc est inévitable. Le métal heurte la chair, un bruit sec qui résonne comme un coup de tonnerre dans son esprit.
— Soubhan’Allah ! murmure-t-il, la voix tremblante, paralysé par l’horreur. Cela… cela doit être un djinn !
Deux hommes accourent rapidement, leurs pas précipités le ramènent à la réalité, ce n’est pas une apparition mais une jeune femme, bien réelle, étalée sur le goudron. Son corps fragile est presque nu, le sang s’écoulant en rubans sombres sur la peau pâle.
— Allahou Akbar ! Qu’ai-je fait ? crie Rachid, le visage livide, le souffle court.
Le vigile à côté, observe avec un mélange de pragmatisme et de cynisme
— Elle n’est pas morte… ou du moins pas encore. Appelez vite les secours ! Une prostituée de moins, rek !
Rachid se retourne, le cœur battant, le visage en feu de colère et d’indignation
— Astaghfiroullah ! Prostituée ou imam, personne n’a le droit d’ôter la vie à autrui, encore moins de souhaiter sa mort ! Nous ne sommes pas mieux qu’elle !
Il sort son téléphone avec des mains tremblantes, appelle les pompiers et tente de garder son calme. Chaque seconde s’étire comme une éternité. Ses yeux restent fixés sur elle, chaque respiration faible de la jeune femme lui transperçant l’âme.
Bientôt, les sirènes résonnent au loin. Deux gendarmes, alertés par le vigile, arrivent à moto, encadrant Rachid pour l’empêcher de se précipiter. Les gestes des secouristes sont précis, méthodiques, ils évaluent son état, placent délicatement la jeune femme sur une civière, et la soulèvent avec un soin qui contraste avec le chaos qui les entoure.
Rachid reste là, immobile, le froid du matin fouettant son visage, le sang de la victime encore sur ses mains. Son cœur bat à tout rompre, ses pensées s’emballent. Il murmure des prières, suppliant Allah de protéger cette vie fragile.
— In Shaa Allah… souffle-t-il, presque pour lui-même. Elle va s’en sortir…
Alors que l’ambulance disparaît dans la lumière naissante de l’aube, Rachid sait qu’il ne pourra jamais oublier cette scène. Chaque détail, chaque souffle, chaque goutte de sang restera gravé dans sa mémoire. La vie, fragile et précieuse, s’est imposée à lui d’une manière brutale, lui rappelant que chaque instant compte.
🥰🥰🥰❤️
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