COEUR SOMBRE – PARTIE 05
Je suis à Gaya, entourée par la chaleur douce et les murmures apaisants des prières mais mon cœur est lourd comme écrasé sous une pierre. Comment décrire ce que je ressens ? Une tristesse qui me ronge, une douleur qui me déchire et une colère qui brûle en silence. J’ai mal, tellement mal… je me sens idiote, naïve, presque ridicule. Comment ai‑je pu ne pas voir que Khassimou se jouait de moi ? Moi, Amina Bathily, qui ai toujours cru avoir une intuition infaillible, je n’ai rien senti, rien deviné. Pas un seul instant je n’ai soupçonné qu’il se payait ma tête, qu’il tissait un mensonge si parfait qu’il m’a fait tomber amoureuse d’un mirage.
Je revois notre rencontre à Fès, une scène gravée dans ma mémoire. Je sors de la zawiya, le cœur léger après une ziarra, l’âme pleine de la lumière des lieux saints. Nos regards se croisent, il porte une djellaba blanche, éclatante et il est si beau que mes yeux ne peuvent quitter les siens. Il m’interpelle, avec ce sourire qui semble sincère et nous marchons ensemble, discutant comme si le temps s’était arrêté. Je suis en escale de deux jours à Fès, après un an à Paris pour mes études, avant de rentrer à Dakar. Nous partageons le vol Fès‑Casablanca puis Casablanca‑Dakar et quelques semaines plus tard, nous sortons ensemble. Quand j’y repense, j’éclate de rire, un rire amer qui masque mes larmes. Quel cinéma ! Khassimou joue son rôle à la perfection mais il n’était pas intéressé par moi, ce qu’il voulait, c’est l’argent de ma famille, le prestige des Bathily. Pendant ces douze mois, il était irréprochable, pas une parole déplacée, toujours pieux, cultivé, charmeur. Chaque jour, des messages mielleux, des fleurs, des cadeaux coûteux, un collier en or, des carrés de soie de marque, des parfums hors de prix. Hollywood devrait lui décerner un oscar, car je n’ai jamais vu un acteur aussi doué. Allahou Akbar, comment fait‑il pour ne jamais se trahir ? Je ne comprends toujours pas.
J’essuie une larme qui roule sur ma joue, brûlante comme la honte que je ressens. Je me sens utilisée, trahie, vidée. Toute ma vie j’ai rêvé d’un homme pieux, à l’image de mon père, un homme qui craint Allah par‑dessus tout. Ma mère me répétait souvent, « Amina, cherche un homme bon qui craint Allah Ta’ala, pas un qui récite le Coran en entier sans y croire. » Et moi, comme une idiote, j’ai cru que Khassimou était cet homme. Sauf que, nitt mo leundeum, il n’a jamais appris le Coran, il récitait des versets ramassés sur Internet et moi, naïve, je buvais ses paroles comme je bois là bouillie chaude et sucrée de tata Oumou Salamata en ce moment, assise sous l’arbre de sa cour à Gaya. Cette bouillie, épaisse et réconfortante, me rappelle les matins d’enfance avec Nafissa, ma jumelle, quand nous riions ensemble à la villa mais aujourd’hui même ce goût familier ne suffit pas à apaiser la douleur.
— Aminata Rachid Bathily ! lance tata Oumou, sa voix joyeuse perçant mes pensées sombres.
Je lève les yeux, esquissant un sourire malgré moi. Tata Oumou, avec son boubou coloré et son rire qui emplit l’air comme un chant, est une bénédiction. La cour de sa maison à Gaya sent la terre chaude et le lakh en préparation et au loin les voix des enfants du daara qui chantent un chapitre de Khilassou Zahab. Elle s’approche, un bol de bouillie à la main.
— Tata Oumou, je risque de rentrer à Dakar, des kilos en plus avec ta bouillie matinale ! dis‑je, taquine, pour masquer ma peine.
— C’est exactement ce que je veux, ma chérie ! Tu es beaucoup trop maigre, tu me rappelles ta mère la première fois qu’elle est venue à Gaya. Elle était exactement comme toi, toute frêle et le cœur lourd ! répond‑elle, son rire résonnant.
— Ah oui ? Et je suppose qu’elle est repartie avec des kilos en trop, hein ? dis‑je, malicieuse, sentant une lueur de légèreté percer.
— Oui et encore plus belle, Ma Shaa Allah ! rétorque‑t‑elle, les yeux pétillant d’amour.
Nous éclatons de rire, un moment de grâce qui me fait du bien, j’ai tellement mal. Oumou étale une natte sous le manguier et s’assoit. Je la rejoins, posant ma tête sur ses cuisses comme une enfant cherchant refuge. Elle me caresse les cheveux et je ferme les yeux, bercée par le chant des oiseaux et le murmure d’un dhikr au loin.
— Tu supportes la chaleur ? demande‑t‑elle, la voix douce comme une prière.
— Oui, tata et je me sens si bien ici, même si Khalifa et Nafissa me manquent énormément, dis‑je, pensant à ma jumelle si calme et si forte qui doit être en train de comploter quelque chose avec papa à Arrahmane Bank.
— Tu vas bientôt les retrouver, In Shaa Allah. Alors ma princesse, comment vas‑tu ? Comment te sens‑tu vraiment ? insiste‑t‑elle, son regard perçant mon cœur.
Je soupire, la gorge serrée, les larmes menacent de revenir mais je me force à parler, à laisser sortir cette douleur qui m’étouffe.
— J’ai toujours aussi mal, tata. J’ai tellement aimé cet homme, Khassimou était mon premier amour, il m’a appris à aimer d’une façon que je ne connaissais pas. Papa et maman nous ont donné tant d’amour mais avec lui c’était différent, intense, comme un feu. J’étais sincère avec lui et maintenant il m’apprend à haïr. Je le déteste, tata, j’ai prié pour que la colère d’Allah s’abatte sur lui, SoubhanAllah ! Je me déteste pour ces pensées mais je ne peux pas m’en empêcher, je suis convaincue que les hommes sont mauvais. Sur les réseaux sociaux je vois leur cruauté et Mariam, mon amie, tu sais ce que son mari lui a fait ? Il l’a trompée avec leur bonne ! C’est fini, tata ! Ni sama xol bi, tangué fane yi nianou ma Ya’Allah, doundat lini mell ! Je prie qu’Allah m’épargne cette souffrance car j’ai horriblement mal !
Oumou me regarde avec tendresse, ses doigts continuant de caresser mes cheveux. Elle secoue la tête doucement, comme pour chasser mes pensées sombres.
— Ne dis pas ça, ma princesse, tous les hommes ne sont pas mauvais. Ton père, Rachid, est l’exemple parfait d’un homme bon qui craint Allah et aime sa famille. Khassimou est juste un crétin parmi tant d’autres, c’est vrai mais ils ne sont pas tous comme lui, murmure‑t‑elle, sa voix comme un baume.
— Je veux bien le croire, tata mais pour l’instant les hommes, c’est annulé, barré, croisé ! dis‑je, un rire amer m’échappant. Je pense retourner à Paris, reprendre mes études, là‑bas je serai loin de tout ça mais papa… je ne sais pas s’il me laissera partir seule avant j’avais Khalifa avec moi mais maintenant…
Oumou rit doucement, ses yeux brillant d’une sagesse forgée par les années.
— Ma petite, tu es encore jeune, très jeune. Des déceptions tu en auras mais elles te rendront plus forte. Laisse‑toi du temps pour guérir, tu vas encore aimer, c’est moi qui te le dis ! Et tes études, pourquoi pas ? Mais convaincre ton père de te laisser repartir à Paris seule, bonne chance ! dit‑elle taquine, puis plus sérieuse, La vie, c’est un mélange de peines et de joies, tu es une Bathily, yaw, danga ame diom. Tu vivras et tu verras par toi‑même !
Je ferme les yeux, bercée par sa voix et la chaleur de ses cuisses. Un coup de vent porte l’odeur du lakh qui mijote dans la cuisine revient encore, mêlée aux chants des enfants du daara. Mes pensées dérivent vers Nafissa, ma jumelle, si différente et pourtant si proche. Elle doit être en train de parler chiffres avec papa, probablement à Arrahmane Bank avec ses idées ambitieuses. Elle m’a envoyé un message hier parlant d’un projet, «Arrahmane Immo» pour défier Maimouna Hanne et sa famille. Maimouna… ce nom me glace. Khassimou était son pion mais j’ai entendu papa mentionner un certain Djamil, lié à une entreprise, Kaltoum Prestige ou était‑ce Kalthoum Motors ? Un frisson me parcourt.
Oumou continue de caresser mes cheveux et je sens mes paupières s’alourdir. Les voix des enfants du daara, récitant des sourates, m’apaise. Je murmure une dernière prière, demandant à Allah de m’épargner cette douleur et je m’endors légèrement apaisée.
…
Dans les locaux d’Arrahmane Bank, Rachid a les yeux fixés sur son ordinateur tandis qu’un parfum subtil de thiouraye s’échappe d’un brûleur en céramique mêlé à l’arôme d’une tasse de café posée sur la table. Un exemplaire du Coran et un chapelet de perles noires reposent près de son écran. Il est plongé dans ses pensées, le cœur apaisé par la conversation matinale avec sa fille Amina, sa petite princesse à Gaya. Elle semblait aller mieux, sa voix plus légère au téléphone, il remercie Allah en silence. Gaya, ce coin de paradis où Oustaz Khalifa et Oumou Salamata, avec leurs mots justes, savent toujours redonner espoir, lui revient en mémoire. Il y va souvent avec Salma quand ils cherchent la paix, loin des tumultes de Dakar. Mais aujourd’hui l’ombre de la trahison de Khassimou Diagne et les manigances des Diagne planent sur son esprit. Un courriel sur son écran attire son regard, une proposition de Djamil Diagne via Kaltoum Prestige pour la vente d’un terrain aux Mamelles, un autre coup dans la vengeance contre Maimouna Hanne. Il n’a pas envie de se retrouver dans cette guerre de famille et pense refuser de collaborer avec lui. Un toc‑toc discret à la porte interrompt ses pensées.
— Oui ! lance‑t‑il, sa voix grave résonnant dans le bureau.
Nafissa entre avec une grâce tranquille. Sa robe bleu roi rayonne sous la lumière, elle ressemble tellement à Amina. Contrairement à sa sœur Nafissa est extravertie et vibrante, Amina est très calme. Elle s’avance, un dossier sous le bras et s’assoit face à son père, un sourire discret aux lèvres.
— Papa, j’ai fini avec le dossier de Kalthoum Motors, annonce‑t‑elle, posant le dossier sur le bureau. Je viens de l’envoyer à l’entrepreneur pour qu’il nous fasse un devis concernant les immeubles aux Mamelles !
— Super, princesse, excellent boulot ! répond le père, un éclat de fierté dans le regard.
Nafissa incline la tête reconnaissante, puis prend une inspiration, son ton devenant plus sérieux.
— Papa, je pense qu’il est temps que tu t’investisses dans l’immobilier, déclare‑t‑elle. C’est bien de faire des prêts immobiliers et de financer des buildings pour tes clients mais tu ne trouves pas que ce serait plus rentable de créer Arrahmane Immo ? Amina pourrait s’en charger et moi, tu sais que j’adore les chiffres depuis toute petite j’ai toujours voulu travailler avec toi, moi je reste ici avec toi et Amina gère Ar-Rahmane Immo
Le père, surpris par l’audace de la proposition, pose son stylo et s’adosse au fauteuil. Son front plissé trahit son inquiétude. Il repense au rapport de Salih, à Maimouna Hanne, une femme sans scrupules qui a assassiné Oumou Kathoum et ruiné Gora Diagne. Djamil, son beau‑fils, qui vend ses biens, maison, terrain, voiture à son insu via Kaltoum Immo. Ce rapport mentionnant Kalthoum Motors l’intrigue davantage, Djamil étend‑il son emprise au‑delà des voitures de luxe ? La proposition de Nafissa, créer Arrahmane Immo, arrive à un moment où chaque décision pourrait plonger les Bathily dans une guerre ouverte avec les Diagne.
— Arrahmane Immo ? murmure‑t‑il, la voix tremblante. Nafissa, tout Dakar sait que tu es une experte en affaires ! Mais Amina… ta jumelle n’est pas prête pour ça. Ce vaurien de Khassimou l’a brisée et je rends grâce à Allah qu’elle ait gardé la tête haute, l’immobilier c’est un champ de bataille surtout maintenant. Ce Djamil Diagne avec son Kaltoum Motors et maintenant Kalthoum Immo vend des biens qui appartiennent à Maimouna et elle n’en sait rien. Je ne veux pas que vous, mes princesses, soyez prises dans cette tempête. Je n’ai plus confiance en Djamil et je vais cesser tout contrat avec lui !
Nafissa croise les bras, un sourire déterminé illuminant son visage calme. Ses boucles d’oreilles en or tintent légèrement et elle se penche en avant. Rachid lit de la détermination dans ses yeux, il frissonne.
— Papa, c’est justement parce que c’est une guerre qu’on doit agir ! Maimouna et sa clique, Khassimou, Oulèye ont cru pouvoir nous humilier mais nous, les Bathily, on ne plie pas ! Arrahmane Immo, c’est un nom béni, une baraka pour nos affaires. Amina a besoin de ça pour se relever, pour montrer à ces gens‑là qu’elle est plus forte que cette trahison. Moi, je gère les comptes, les contrats, les chiffres. Papa, je peux transformer cette entreprise en une mine de diamants ! In Shaa Allah, on va écraser cette famille Diagne sans entrer dans cette guéguerre entre familles !
Rachid esquisse un sourire, touché par la détermination de Nafissa si différente d’Amina. Il repense à leur enfance, quand les jumelles inséparables rêvaient de grandes choses dans la cour de la villa des Almadies sous l’œil bienveillant de Salma. Mais il repense au mail de Djamil, les documents estampillés Kaltoum Immo le troublent. Djamil, fils d’Oumou Kathoum, semble tisser une toile de vengeance contre Maimouna et lancer Arrahmane Immo pourrait placer les Bathily au cœur de ce conflit. Il serre le chapelet sur son bureau, murmurant, HasbounAllahou wa Niqmal Wakil.
— Nafissa, tu parles comme ton oncle Cheikh avec cette audace qui me fait peur, honnêtement ! dit‑il pour alléger l’atmosphère mais ce projet… il est risqué. Djamil Diagne n’est pas un simple client. Il vend les biens de Maimouna pour la faire tomber et je crains qu’en lançant Arrahmane Immo on ne se retrouve au milieu d’un règlement de comptes. Mane, dama beug protéger samay doom, sama ndjaboot, pas les jeter dans un nid de serpents !
La porte vitrée du bureau s’ouvre doucement et Amina apparaît, de retour de Gaya plus tôt que prévu. Ses yeux, encore marqués par les larmes de la trahison de Khassimou, portent une lueur nouvelle. Elle a entendu les derniers mots de sa jumelle et le lien invisible des jumelles la pousse à parler.
— Amina kagne nga yekci ? questionne Rachid, surpris de voir sa fille devant lui.
Amina saute dans les bras de sa jumelle avant d’embrasser son père.
— Ma princesse, tu m’as tellement manqué ! Fallait me dire que tu étais en chemin !
— Je voulais te faire une surprise, tu m’as manqué papa. Je suis venue avec tonton Khalifa et tata Fatima !
— Tu nous as trop manqué, dit Nafissa, les larmes aux yeux.
Elle prend la main de sa jumelle et la regarde avec beaucoup d’admiration.
— Papa, Nafissa… j’ai tout entendu, murmure‑t‑elle, la voix tremblante mais ferme. Gaya m’a fait du bien mais je ne veux pas fuir éternellement. Khassimou m’a brisée mais Nafissa a raison, je suis une Bathily. Si Arrahmane Immo peut nous permettre de tenir tête à Maimouna et à sa famille, je veux essayer. Mais qui est ce Djamil ? Et ce Kalthoum Motors, c’est quoi ? Pourquoi vend‑il les biens de sa propre famille ?
Le père échange un regard grave avec Nafissa, ses doigts serrant le chapelet. Il pose une main sur l’épaule d’Amina.
— Amina, ma princesse, Djamil n’est pas le fils de Maimouna. C’est le fils d’Oumou Kathoum, la première épouse de Gora Diagne. Il vend ses biens, maison, terrain et maintenant des voitures via Kalthoum Motors pour se venger. Arrahmane Immo pourrait être une force pour nous mais aussi un défi lancé aux Diagne. Es‑tu prête pour ce nouveau défi ?
— Je suis déjà excitée comme tu le vois, papa !
Nafissa se lève, les yeux brillants, elle s’approche d’Amina et pose une main sur son bras, un sourire encourageant aux lèvres.
— Nous sommes jumelles, on affronte tout ensemble. Tu es plus forte que tu ne le penses et avec Arrahmane Immo on va montrer à Maimouna, à Khassimou, à Oulèye et même à ce Djamil que les Bathily ne tombent jamais ! In Shaa Allah, on bâtit un empire et toi tu seras à la tête avec moi !
— Bon, j’ai décidé de ne pas signer ce contrat avec Djamil et vous pourrez créer votre entreprise. Je vais vider un des appartements en centre‑ville et vous pourriez y installer votre local ! Enfin, toi Amina, je garde Nafissa avec moi !
— Non papa, tu te trouves une nouvelle employée, je pars avec ma jumelle !
— Non Amina, je reste à Arrahmane Bank mais pourquoi tu ne travailles pas avec Abdourahmane Sow de tonton Khalifa ?
— Excellente idée ! Je vais lui en parler, je suis certaine qu’il va refuser mais je saurai le convaincre ! dit Amina malicieuse.