COEUR SOMBRE – PARTIE 03
Je pousse la porte de cette maison où j’ai grandi où les échos de mon enfance résonnent encore comme des fantômes qui refusent de s’effacer. L’odeur du thiep que Rokhaya notre femme de ménage et ma nounou, faisait mijoter à midi me revient comme une caresse douloureuse. Les rires de ma mère sonnent encore dans ma mémoire, mêlés au cliquetis des bracelets en or qu’elle portait en servant le repas mais ces souvenirs s’assombrissent quand je pense aux rires de mon géniteur, Gora Diagne, ils sonnaient faux, même à l’époque comme un masque qu’il portait pour cacher le monstre qu’il était.
Je revois ma mère, ses sanglots étouffés dans la nuit quand elle croyait que je dormais. Elle pleurait en silence pour ne pas m’inquiéter pour me protéger de la vérité, son mari, cet homme qu’elle avait aimé, la détruisait à petit feu. Je revois ce jour maudit, gravé dans mon âme comme une blessure qui ne cicatrise jamais. Elle s’était agenouillée devant Gora, les mains jointes, le suppliant de lui rendre ses biens, les terres, les immeubles de Kaltoum Prestige, l’héritage de son père pour qu’elle puisse se soigner.
— Je ne veux pas mourir, Gora, murmurait-elle, la voix brisée,
— Je ne veux pas laisser Djamil seul !
Elle savait, oh oui, elle savait que cet homme n’hésiterait pas à se débarrasser de moi, ce « petit garnement » qui le regardait avec trop de questions dans les yeux. Il a refusé pire, il l’a frappée, un coup violent au ventre, qui l’a envoyée s’écraser sur le sol. J’avais 15 ans mais la rage m’a donné la force d’un homme. Je me suis jeté sur lui, mon poing visant entre ses jambes, un cri de désespoir dans la gorge …
— Ne touche pas ma mère !
Ce jour-là, il nous a chassés comme des chiens. Ma mère, à peine capable de marcher, gémissait de douleur. J’ai trouvé une brouette rouillée dans le jardin et je l’ai portée, mon cœur battant à se rompre, jusqu’à l’hôpital principal de Dakar, qui était à quelques centaines de mètres de sa maison.
À l’entrée, une femme à l’accueil m’a toisé.
— Il faut un ticket pour voir le médecin, vous devez payer 3000 FCFA !
J’ai fouillé mes poches, vides, désespérément vides. J’ai allongé ma mère sur le sol, son corps fragile contre les carreaux froids et je suis sorti mendier dans la rue. Chaque refus était un coup de poignard mais un homme, un inconnu, m’a tendu 10 000 FCFA sans un mot. J’ai couru rendre l’argent à l’accueil, récupérant 7000 FCFA de monnaie. Puis l’attente interminable, une demi-journée de torture pendant que ma mère gémissait, ses mains crispées sur mon bras, ses yeux pleins de larmes et d’amour.
Le médecin, enfin, nous a reçus, il m’a tendu une ordonnance de plus de 100 000 FCFA de médicaments. J’ai éclaté en sanglots, la voix tremblante…
— J’ai seulement 7000 FCFA !
Il m’a regardé, moi un gamin de 15 ans à l’époque…
— Elle n’a pas de famille ? Tu es trop jeune pour être seul avec elle, elle ne va pas bien ta maman, mon petit !
Entre mes larmes, j’ai murmuré …
— Ils l’ont tous abandonnée, son mari, ses cousins, ses amies… elle n’a que moi, sama yaye mane rek la am !
Le médecin, touché, m’a donné quelques médicaments gratuits mais ses yeux disaient ce que je refusais d’entendre, c’était fini, ma mère ne s’en relèverait pas.
Dehors, devant la maison qu’elle avait héritée de son père, celle que Gora lui avait volée, ma mère s’est effondrée. Elle a posé sa tête sur mes genoux, ses yeux brillants de larmes.
— Djamil, je n’en peux plus, je sais que je vais partir, murmura-t-elle, sa voix à peine audible, je suis fatiguée de me battre contre cette maladie, je ne veux pas partir mais je n’en peux plus de souffrir et de te voir souffrir aussi. Djamil balma akh… j’ai tellement de peine à te voir t’occuper de moi, alors que tu es si jeune et que tu dois profiter de la vie avec tes amis mais tu es là, toujours avec moi, je ne veux plus de ça…
— Je ne veux pas que tu partes, je ne pourrais jamais tenir sans toi, maman, tout le monde t’a tourné le dos, moi, Moustapha Djamil, sa lébou bou nioul bi, je ne te lâcherai jamais, yaw rek la am yaye !
— Je suis tellement fière de toi, merci d’avoir été là, merci pour ton courage, ton amour, pour le Soutoura. Allah veillera sur toi, j’en ai aucun doute. Promets-moi juste de ne pas t’en prendre à ton père, bats-toi mon fils pour t’en sortir, tu n’auras personne pour t’aider, ils m’ont tous abandonnée et ils feront de même avec toi mais Allah ne te laissera pas et mes prières t’accompagneront où que tu sois !
— Maman, non ! ai-je crié, les larmes inondant mon visage, tu ne peux pas me laisser ! Si tu pars, je me suiciderai !
Elle a souri, un sourire faible mais plein d’amour et a secoué la tête.
— Tu ne le feras pas, tu es un croyant, Djamil, Allah n’impose à aucune âme ce qu’elle ne peut supporter, tu es un homme, un vrai, bats-toi, Moustapha Djamil, Allah t’élèvera au plus haut sommet, denk nala Ya’Allah, sama Lébou bou nioul bi !
Sa main tremblante a caressé mon visage, j’ai embrassé ses doigts, pressant sa paume contre ma joue.
— Je te promets, maman, ai-je murmuré, mais je ne veux pas que tu partes !
— Sonou na ! Bayima ma déme, tu les vois, ils sont là, ils n’attendent que moi !
— So démé kane lay dessé, yaye ? Si tu pars maman, je resterai avec qui ?
— Ya’Allah ! Nanga xamné dinga niak lepp, té niak nga lepp sakh bamou dess Ya’Allah ! Allah ! Sache que tu as tout perdu mais Allah est avec toi, ça ne sera pas facile pour toi mais Allah ne te lâchera pas, reste sur la bonne voie, la voie des justes !
— Je ne veux pas que tu partes, maman !
— Prie pour moi, Djamil ! Je veux être enterrée auprès de ma mère et de mon père à Yoff, laisse-moi partir maintenant !
Elle a soupiré, un dernier souffle léger et ses yeux se sont fermés, un sourire paisible sur les lèvres, « Ash’hadou an Lahilaha Illallah wa Ash’hadou anna Muhammadan Rasulullah… » Sa main s’est relâchée dans la mienne et la douleur m’a déchiré l’âme. Cette perte, cette absence, je ne l’oublierai jamais.
Je suis resté là, son corps contre le mien pendant des minutes qui semblaient des heures. Une voisine m’a trouvé agenouillé dans la poussière, pleurant en silence. Elle a appelé les pompiers, qui ont constaté le décès et emmené ma mère à la morgue de l’hôpital principal de Dakar.
Soudain, ils sont venus, les cousins, les amis, ceux qui avaient fait la sourde oreille quand ma mère les suppliait de l’aider. Maintenant, ils se disputaient son corps, chacun voulant organiser le deuil chez lui. Mon père, Gora Diagne, était là, jouant les endeuillés devant la foule. La rage m’a submergé.
— Taisez-vous ! ai-je hurlé, ma voix brisant le brouhaha, où étiez-vous quand elle avait besoin de vous ? Toi, Gora, tu lui as tout volé, sa jeunesse, ses biens, sa vie ! Tu l’as tuée avec ce coup ! Si tu oses t’approcher d’elle, je t’arrache les yeux, je le jure devant Allah !
Ils m’ont regardé, choqués mais aucun n’a osé répondre. Gora a marmonné des insultes, le lâche qu’il était…
— Ah lolou ngay wakh ? a-t-il grogné, je ferai ce que je veux !
Il est parti sans se retourner, sans honte, ni remords et surtout pas de regrets. C’est un monstre, mon géniteur et je jure que je vais me charger de son cas.
Le lendemain, à la mosquée du quartier de mon oncle Rawane, l’imam a dirigé la prière mortuaire. J’ai couru au cimetière, m’agenouillant devant la tombe de ma mère, récitant la sourate Yâ-Sîn encore et encore, les larmes inondant mon visage. J’ai prié des centaines de Salatoul Fatiha et de Basmallah, jusqu’à ce que mes lèvres tremblent d’épuisement. Puis ils sont arrivés avec son corps, enveloppé dans sept mètres de percal blanc. Mon cœur s’est brisé à nouveau, j’aurai voulu être à sa place, je ne ressentirai pas cette douleur-là.
Je me suis placé au bout de la tombe, là où reposait sa tête, face à l’imam. Mon oncle Rawane s’est plaint
— Yenn gaw lenn dafa tangue ! Dépêchez-vous, il fait chaud !
— Si vous êtes pressé, partez, je ne retiens personne, ai-je répondu, je vais prier pour ma mère et je prendrai tout mon temps, elle était une bonne musulmane, Allah l’accueillera parmi les anges mais moi, je vais prier pour elle, kou yakhamti nga déme mane yakhamtiwouma déh !
Ils se sont tus, j’ai récité chaque prière recommandée, le cœur lourd mais léger à la fois, sachant qu’Oumou Kaltoum Seck, fille de Kouna Ndiawar Diop, était entre de bonnes mains auprès d’Allah.
Ils sont finalement tous partis, ils m’ont laissé seul avec ma mère sous terre. Mon cœur refusait de la quitter, elle est tout ce qu’il me restait dans cette vie. Je suis resté là à pleurer et à prier. Un homme s’est approché, il s’est mis à côté de moi.
— C’est ta mère ?
J’ai hoché la tête, je ne voulais pas parler, je n’avais plus de force.
— Calme-toi, je vais prier avec toi !
Avec sa belle voix, il a commencé à réciter des sourates, puis des prières pendant plus d’une heure. Il est resté avec moi et quand la nuit a commencé à tomber, il a réussi à me convaincre de rentrer. Il m’a déposé chez mon oncle et je ne l’ai plus jamais revu.
Tonton Rawane m’a proposé de rester chez lui, mais je savais que c’était pour sauver les apparences. Sa femme, Ndèye Fatou, ne me supportait pas. Leur fils, Moulaye Assane, qui partageait sa chambre, m’ignorait, me traitant comme un intrus.
Les tensions ont grandi. Ndèye Fatou se plaignait sans cesse, un bijou disparu, une pièce de 500 FCFA envolée et d’autres accusations.
— Rawane, xalé bi supporter wou maka, ce garçon sent la misère ! lançait-elle à Rawane, assez fort pour que je l’entende.
Moulaye commençait à se plaindre, il disait que je sentais mauvais et qu’il ne supportait pas que je partage sa chambre avec lui. Tonton Rawane m’a demandé de passer désormais les nuits dans le garage, sur un matelas moisi. Je supportais en silence, n’ayant nulle part où aller. Mais un soir, à deux heures du matin, tout a explosé. Ndèye Fatou m’a accusé d’avoir volé l’argent de l’école de Moulaye.
— Je n’ai rien pris ! ai-je crié, mais ils ne m’ont pas cru.
Mes affaires, un sac avec deux tee-shirts, un pantalon troué et les précieux papiers de ma mère, ont été jetés dans la cour poussiéreuse. La porte a claqué derrière moi et j’ai entendu le verrou tourner. J’avais 15 ans et j’étais seul dans la nuit de Dakar.
J’ai erré jusqu’à un garage de mécaniciens où je me suis glissé sous un camion en panne pour dormir. Au matin, des voix m’ont réveillé. Un gars, un grand type aux mains tachées d’huile, m’a regardé.
— Café ngi ni déh diambar ! Tu veux du café ?
J’ai hoché la tête, tremblant. Il m’a tendu une tasse chaude et j’ai vu les autres fumer, leurs rires rauques emplissant l’air et c’est là que tout a commencé. J’ai appris à réparer des voitures, à fumer du tout, à survivre. J’avais 15 ans et ma vie d’enfant était terminée. Il fallait survivre, il fallait se battre. J’ai promis à ma mère que j’allais réussir et je vais réussir. Je vais réduire Gora Diagne à sa plus simple expression, je vais me venger de Maimouna Hanne, la coépouse de ma mère et son ancienne meilleure amie, complice de Gora. Je vais venger Oumou Kaltoum Seck et je n’épargnerai personne.
Pendant deux ans, jusqu’à mes 17 ans, j’ai travaillé comme mécanicien dans les garages de Grand-Dakar, mes mains noircies par l’huile, mon cœur sombre porté par une flamme. Grâce à l’école bilingue où ma mère m’avait inscrit et aux conversations en anglais qu’elle partageait avec moi, j’étais à l’aise en français comme en anglais. L’anglais m’a ouvert les portes du savoir. Le soir, dans un cybercafé, je me formais sur Internet, dévorant des articles et des vidéos sur la mécanique automobile. Chaque franc économisé sur mon maigre salaire était investi dans des livres coûteux, manuels techniques, livres d’ingénierie automobile que je lisais à la lueur d’une lampe, les pages usées par mes doigts. Ces livres étaient ma boussole, ma promesse à ma mère, devenir plus grand que la douleur, plus fort que Gora.
À 17 ans, une lueur a percé l’obscurité, les journées portes ouvertes de l’ambassade des États-Unis EducationsUSA à Dakar attiraient des foules. J’y suis allé, poussé par une intuition, mon sac usé sur l’épaule. Dans la cour, une voiture officielle refusait de démarrer. Les autorisés s’affairaient, impuissants. Sans réfléchir, je me suis avancé, mes outils à la main.
— Je peux regarder ? ai-je murmuré, la voix tremblante mais assurée.
Sous les regards sceptiques, j’ai plongé sous le capot, mes doigts sur le moteur. En quelques minutes, le véhicule a rugi à nouveau, arrachant des applaudissements à la foule.
Un homme s’est approché, costume impeccable, regard perçant.
— Qui es-tu, jeune homme ? a-t-il demandé, un léger accent dans sa voix.
— Moustapha Djamil Diagne, mécanicien, ai-je répondu, redressant les épaules.
Il s’est présenté comme un diplomate de l’ambassade, impressionné par mon talent.
— On a besoin de gars comme toi ici, a-t-il dit, reviens demain !
Le lendemain, j’ai été engagé comme mécanicien à l’ambassade, un travail stable qui m’a sorti des rues. Pendant des mois, j’ai réparé leurs voitures, gagnant leur respect et économisant chaque franc. Le diplomate, voyant mon potentiel, m’a parlé d’une bourse pour étudier à Miami Dade College.
— Tu as quelque chose de spécial, Djamil, ne gâche pas ça, il faut aller te former !
À 18 ans, je me suis envolé pour Miami, les précieux papiers de ma mère serrés contre moi, son souvenir comme une flamme dans mon cœur sombre. Là-bas, mes mains tachées par l’huile et forgées dans les garages de Grand-Dakar, ont bâti un empire. Kalthoum Motors, nommé en l’honneur de ma mère, est devenu un géant de l’automobile. À 30 ans, je gagnais trop bien ma vie, mais la richesse n’effaçait pas les cicatrices. Mon cœur, toujours sombre, portait la promesse faite à ma mère , réussir, venger, restaurer son honneur. Gora Diagne, Maimouna, Rawane Seck, et ceux qui m’avaient trahi paieraient.
J’entre enfin dans ce salon, témoin de la souffrance de ma mère, j’entends encore ce coup que lui avait donné mon géniteur. Je ferme les yeux plus d’une minute, je les rouvre et je vois Gora Diagne, couché sur les carreaux sales à la même place où maman était couchée quand il lui avait donné ce coup-là… il gémissait, se tordait de douleur.
— Kane momay dimbeuli ? Qui va m’aider ? pleurnichait-il,
— Kone fi nga moudj, Gora Diagne ? C’est tout ce que tu es devenu, Gora Diagne ?
Il se tourne vers moi, il me regarde, clignant des yeux, s’assurant certainement si c’était bien moi.
— Moustapha Djamil Diagne, en chair et en os !
— Djamil, mon fils ! commençait-il.
— Je ne suis pas ton fils, ne m’appelle pas comme ça ! Je suis venu récupérer ce qui est à moi, mon héritage !
— Aide-moi, mon fils ! J’ai été marabouté par ta tante, Maimouna m’a tout pris, elle et mes enfants m’ont marabouté, regarde comme je suis, aide-moi pour l’amour de Dieu, fais-le pour ta mère !
— Ne parle surtout pas de ma mère, je te l’interdis ! Tu l’as dépouillée de ses biens, tu l’as tuée, alors ne parle pas d’elle !
— D’accord comme tu veux, s’il te plaît, aide-moi à me soigner et puis ça fait des jours que je n’ai rien mangé. En plus, un huissier est passé, je dois quitter la maison et je n’ai nulle part où aller !
— Guiss nga aduna, linga leblé, rek laniou lay fay ! C’est ce que tu avais fait à ma mère, alors assume !
— Ngir Ya’Allah, Djamil, ma togne wayé boulma fi bayi ! Je ne veux pas mourir seul !
— Ma mère est partie, elle a souffert, j’avais 15 ans, tu étais là dans cette maison, elle était dehors, seule ! Tu te souviens ?
Je parlais en pleurant, ses souvenirs sont toujours douloureux, c’est comme si c’était hier.
— Aide-moi, mon fils !
Je sors de la maison sans me retourner, j’appelle mon médecin et lui demande d’envoyer une ambulance pour qu’ils viennent le sortir de cette maison. Je n’ai pas de pitié pour lui, je ne ressens rien mais je le fais juste parce que je suis un croyant et rien de plus.